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Robert Delanne : "La
prohibition des drogues est
un échec"
Quels sont les enjeux de la
prohibition ? Quelle
alternative "géopolitique"
construire pour mettre en
question le système
prohibition-trafic ?
Extraits d’un entretien
publié dans
Combat,
n° 29 et 30, sept. et déc.
2002.
Qu’en est-il de la "guerre
à la drogue" ? Quel rôle
joue aujourd'hui la
prohibition sur le plan
géopolitique ?
La guerre à la drogue est
un échec, c'est aujourd'hui
une évidence. Les surfaces
de plantes toxiques
cultivées augmentent
d'année en année dans les
pays de culture
traditionnelle, et de
nouvelles cultures se
développent dans de
nouveaux pays. (…)
Sur le plan international,
on observe une extrême
indulgence des pays du G8
vis-à-vis des États
narcotrafiquants, selon les
intérêts économiques et
politiques en jeu. C’est
vrai par exemple vis-à-vis
de la Turquie, candidate à
l'entrée dans la communauté
européenne, qui est
actuellement le premier
producteur d'héroïne vendue
en Europe (…). C’est vrai
aussi de la complicité de
la France vis-à-vis de la
Birmanie où la compagnie
Total est toute puissante.
Idem avec le Maroc. Mais il
faudrait des pages et des
pages pour dresser une
liste complète des
complicités et des
équivoques de la guerre à
la drogue made in USA.
Constatons seulement que la
finalité logique de la
prohibition aboutit à un
échec : elle génère cet
échec en dynamisant ce
qu'elle prétend supprimer.
Mais alors on peut, on doit
se poser la question : nos
hommes politiques ne sont
pas des idiots, ce sont des
gens cultivés, ils le
savent. Alors ? Pourquoi,
après tant d'années,
maintiennent-ils la
prohibition ? Autrement dit
: qui dit quoi ? Et à qui
ça profite ?
Depuis des décennies, les
pays du Sud connaissent des
conditions de vie de plus
en plus difficiles. La
suppression des quotas, qui
a ruiné des millions de
paysans au profit des
géants de
l'agroalimentaire, a
complété le pillage de
leurs ressources naturelles
par les pays
industrialisés. Leur seule
solution pour seulement
survivre était la culture
des plantes à drogues qui
rapportent, à l'hectare,
vingt fois plus que les
cultures vivrières. Mais la
culture n'est pas ce qui
rapporte le plus. La
transformation, le trafic
et le blanchiment offrent
un rendement beaucoup plus
attrayant. En 1992, l'ONU
donnait déjà une liste des
pays du Tiers Monde
impliqués dans le trafic.
(…), le Sud s'enfonce
toujours plus dans la
misère. Et la drogue,
dynamisée par la
prohibition, devient une
alternative économique de
secours aussi bien pour les
États que pour les élites
et une petite partie des
populations. (…)
La drogue (cultures,
transformation, trafics)
est devenue la base
d’économies de survie. De
nombreux pays du Tiers
Monde, qui ont trouvé là
une solution pour résoudre
en partie leurs problèmes
de trésorerie, offrent un
débouché important aux
exportations des pays
industrialisés, biens de
consommation, armes,
travaux d'infrastructure,
usines clef en main, etc,
payés avec l'argent du
trafic, donc
automatiquement blanchi.
Avec quoi le Pakistan, pays
ruiné, a-t-il acheté à la
France, en 1997, quarante
Mirages 2004, qu'on
surnomme en riant, mais
sous couvert d’anonymat,
dans les ministères les
"mirages de l'opium" ? Avec
l'argent de la drogue, qui,
ipso facto, est blanchi.
"Aujourd'hui le blanchiment
d'argent et son corollaire,
la criminalisation du
politique, touchent
désormais, via la
mondialisation des flux
financiers, l'ensemble du
globe", expliquait en avril
2000 le rapport de
l'Observatoire de la
Géopolitique des Drogues.
(…) À grand renfort de
publicité, les politiques,
à travers les médias, nous
annoncent sans cesse de
nouvelles mesures
renforçant la lutte contre
le blanchiment, et, nous
apprennent la saisie de
quelques millions de
dollars. Alors que l'argent
de la drogue représente des
centaines de milliards de
dollars. (…)
Mais les avantages de la
prohibition ne sont pas
seulement économiques pour
les capitalistes. Ils sont
aussi politiques. Dans tous
les pays, y compris la
France, la guerre à la
drogue joue le même rôle
que la guerre au terrorisme
: c'est la loi du tout
répressif, avec des
législations d'exception.
(…)
La guerre à la drogue sert
de prétexte à de nombreux
gouvernements pour réprimer
des mouvements politiques.
En France, la guerre à la
drogue justifie le
répressif par le biais de
la supposée délinquance
liée au deal, alors que de
nombreux observateurs
indépendants font remarquer
que les violences dans les
cités ont la plupart du
temps d'autres origines.
Toute une législation en
contradiction avec les
Droits de l'Homme et la
Constitution française est
en place. La prohibition
est peut-être, pour l'ultra-libéralisme,
l'outil le plus redoutable
contre la démocratie, parce
qu'elle permet toutes les
exactions contre la
démocratie avec l'accord
des populations qu'on a
convaincues que cette
politique est conforme à
leurs intérêts. Voyez
aujourd'hui l'usage qui en
est fait en France : au nom
de l'insécurité, où le
trafic de drogue joue
soi-disant le premier rôle,
les gouvernements se sont
lancés dans un tout
répressif qui met à mal nos
libertés, la démocratie. Et
une bonne partie de la
population applaudit. En
serait-il de même s'ils
faisaient passer les mêmes
lois en disant que c'est
pour défendre leurs
privilèges ? (…)
Que pensez-vous des
revendications d'abrogation
de la loi de 1970, de
dépénalisation ou de
légalisation de l'usage de
certaines ou de toutes les
drogues ?
La loi de 1970 et
l'hystérie de la campagne
anti-drogue et anti-drogués
a entraîné une véritable
chasse aux sorcières, digne
du Moyen Age, jusque dans
le vocabulaire. On a
inventé un fléau qui
n'existait pas : personne
ne sait qu’en 1970 il y
avait moins d'usagers de
drogues qu'en 1935.
La loi de 1970 a dynamisé
l'usage des drogues, les
économies parallèles, la
délinquance, pourri le
climat social, coûté cher
au contribuable (la
répression coûte très cher)
et perturbé, parfois
définitivement, des
centaines de milliers de
jeunes. (…) Tout ça pour un
délit inventé de toutes
pièces par cette loi. (…)
Et vous me demandez ce que
je pense de son abrogation
? Tout citoyen responsable
devrait descendre dans la
rue pour l'exiger. (…)
Alors, dépénaliser ou
légaliser ? Dépénaliser
quoi ? L'usage ? Ça
voudrait dire que les
usagers auraient le droit
de consommer un ou des
produits qu'ils ne
pourraient se procurer que
frauduleusement,
c'est-à-dire qu'ils
deviendraient de facto
complices d'un trafic, donc
délinquants, et,
continueraient le trafic,
les économies parallèles,
et toutes les conséquences
que nous avons vues. Je
pense donc qu’il faut
légaliser. Mais légaliser
le cannabis seul, et pas
les autres drogues ?
Absurde. Légaliser le seul
cannabis laisserait entier
le problème de toutes les
autres drogues : trafic,
argent sale, danger
sanitaire, insécurité,
criminalité, corruption,
etc. Pire encore : le
volume de l'argent tiré du
cannabis illégal représente
une part importante de
l'argent du trafic actuel
des drogues. Privés de ces
revenus, les trafiquants
seraient portés à
intensifier le trafic des
autres drogues.
La seule solution est la
légalisation de toutes les
drogues, avec un vrai
programme d'accompagnement.
Mais avant il faut pouvoir
en débattre, ce à quoi les
gouvernements depuis 30 ans
n’ont jamais été
favorables, se réfugiant
derrière la Convention
unique votée à l’ONU en
1961 sur la demande des
Etats-Unis, qui impose à
chaque Etat membre des
règles strictes de lutte
contre le trafic de drogue.
Or, l’article 46
("Dénonciations") de la
Convention, paragraphe 1,
indique que " (...) toute
Partie pourra (...)
dénoncer la présente
Convention (...). " Les
articles 47
("Amendements"), 48
("Différents”) et 49
("Réserves transitoires"),
offrent la possibilité pour
un Etat membre de se
désengager, en tout ou en
partie, des contraintes de
la Convention.
Ancien contrebandier,
navigateur, aventurier,
Robert Delanne est un
militant
antiprohibitionniste. Il
est l’auteur de La
croisière impossible
(Editions du Lézard, 1999).
Extraits
d’un entretien publié dans
Combat, n° 29 et 30, sept.
et déc. 2002.
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