POINT DE
VUE
Pourquoi je suis devenu
français, par Robert Harvey
*
*
Robert
Harvey
est
directeur de programme au
Collège international de
philosophie et enseigne la
littérature française et la
littérature comparée à la
State University of New
York, à Stony Brook.
L'Europe
est un tout nouveau pays,
si nouveau qu'il n'a pas
encore de Constitution.
Quand Farid
Laroussi a brandi son
"Pourquoi je suis devenu
américain" (Le Monde du 10
décembre 2003), sans jamais
vraiment expliquer pourquoi
il était devenu américain,
mais pour cracher sur le
pays où il a obtenu les
diplômes qui lui permirent
de prendre un poste dans
une grande université
privée américaine, j'étais
outré. Outré non pas par le
crachat, après tout bien
mérité dans ce pays où le
racisme et l'exclusion
sévissent encore à tous les
niveaux, mais de cette
preuve de plus de la myopie
des intellectuels européens
au regard des Etats-Unis.
D'accord
avec Laroussi sur bien des
points donc, je préfère
livrer ici quelques
réflexions sur ma décision
récente de "devenir
français". Au fond, je ne
crois pas qu'un individu
soit dès la naissance d'une
nationalité déterminée.
C'est un statut légal, bien
sûr, mais c'est surtout un
état d'esprit. Tout comme
on naît plus ou moins au
hasard, une nationalité
comme une autre finit par
adhérer à l'être que l'on
devient.
Ainsi,
grâce aux circonstances de
ma naissance, je me suis
d'abord accommodé à l'idée
que j'étais "américain". Je
suis resté "états-unien".
Et, par solidarité avec les
Haïtiens, les Uruguayens,
les Indiens Utes et
d'autres, je me sens
toujours humblement
"américain".
Quand il
s'agit de couper court aux
explications, je dis que je
suis "américain". Depuis
longtemps pourtant, chaque
fois que je le peux,
j'emploie l'adjectif
"états-unien(ne)" pour
préciser ma nationalité.
Fanatique de géographie,
j'ai toujours été perplexe
devant l'outrecuidance de
se réclamer "américain",
alors que tous les pays du
Nouveau Monde le sont.
Un premier
séjour aux Etats-Unis du
Mexique vers 1970 m'a
révélé l'usage du terme
estadounidense, répandu en
Amérique latine. Pour moi,
les "Etats-Unis d'Amérique"
seraient une vaste
fédération s'étendant de la
Baie d'Hudson à la Terre de
feu. C'est une chimère.
De même,
j'abhorre cette fâcheuse
tendance des intellectuels
européens à penser
métonymiquement à New York
lorsqu'il leur arrive de
généraliser positivement
sur les Etats-Unis.
N'avez-vous pas encore
compris, chers nouveaux
compatriotes, que Manhattan
n'est même pas Bensonhurst
(Brooklyn) ? Et que vivre
au quotidien, tant en
France qu'aux Etats-Unis -
surtout quand on n'est pas
diplômé -, n'est pas la
même chose qu'une visite
touristique ou un séjour
sabbatique ? Et que le 5e
arrondissement de Paris
n'est pas la même chose que
les HLM de Roubaix ?
Il
n'empêche que
l'isolationnisme, le
protectionnisme,
l'arrogance obèse, le
réflexe théocratique
irascible des Etats-Unis
sont devenus ataviques.
Dans ce pays qui est
pourtant le mien le pouvoir
fait ce qu'il veut. Aucune
discussion ni compromis
avec lui n'est possible. A
mon sens, le modèle
états-unien est à la fois
inexorable et intolérable.
Soyons
juste, précis, net et
honnête. J'ai pris la
nationalité française car,
à l'heure actuelle, on ne
peut se faire naturaliser
européen autrement qu'en
prenant l'une des
nationalités des pays qui
tentent plutôt
maladroitement de
construire des "Etats-Unis"
d'Europe. Si, en
l'adoptant, je n'ai pas
renoncé à ma nationalité
"américaine", c'est que je
désire continuer à
participer à la vie
publique dans le pays où
j'exerce encore
principalement ma
profession. J'ai la naïveté
de penser que cela compte
toujours pour quelque
chose. Hypocrisie, diront
d'aucuns. Je ne le crois
pas. Mais je préfère
déclarer que j'ai opté pour
la double nationalité
plutôt que d'être accusé de
dissimulation.
Pourquoi
est-ce que je mise
maintenant sur la
nationalité française ?
Parce que j'estime que la
notion de nationalité
française (tout comme
"portugaise" ou
"irlandaise") a quelques
chances d'évoluer vers un
statut légal et
multi-identitaire européen.
Or, l'Europe, être
européen, on est loin de
savoir ce que c'est. En
même temps, il y a urgence
à penser ce devenir, à
plusieurs niveaux : faut-il
se satisfaire peu ou prou
du modèle états-unien pour
un semblant de démocratie ?
Comment réinventer
l'intégration et inclure
tous les Européens dans
l'entreprise d'un monde
paisible ? Par quelles
mesures renforcer
l'égalitarisme ? Comment
(ré)animer une vie civique
et une transparence des
instances politiques ?
Je suis
parfaitement conscient du
fait que mon statut de
professeur d'université me
place parmi une élite qui
travaille, pense, respire,
vit dans une bulle
socio-économique
restreinte, isolée,
exceptionnelle. Je sais
bien que cette position
peut fortement contribuer à
fausser toute analyse que
je pourrais tenter. De
plus, par mes "origines
ethniques" - européennes,
chrétiennes -, les sociétés
auxquelles j'appartiens
m'octroient d'autres
privilèges...
Toutefois,
ces questions ne relèvent
pas simplement d'une
discussion somme toute
assez insignifiante entre
universitaires, nous qui,
grâce à notre statut
professionnel, sommes des
privilégiés : il y va de la
direction que va prendre
l'idée de "nation" dans le
monde et de l'interaction
entre "nations". Ou de la
question des modèles
empruntés pour continuer à
en faire "naître". L'Irak,
par exemple, est-il voué à
être états-unien ?
Sera-t-il islamique (ou
islamiste) ? Restera-t-il
"entier", tel que la
décolonisation l'a laissé
et que Saddam l'a forcé à
rester ? (...)
Donald
Rumsfeld ne croyait pas si
mal dire lorsqu'il s'est
référé à la "vieille
Europe". Si bizarre que
cela puisse paraître,
l'Europe est un tout
nouveau pays, si nouveau
qu'il n'a pas encore de
Constitution. Toutes les
possibilités sont donc
ouvertes pour imaginer des
lois et des structures
capables d'éviter les
dérapages - jusqu'aux
génocides - du passé de
cette vieille Europe qui
était éclatée en nations et
ethnies. Mais, si nous ne
faisons rien, nous
donnerons raison à M.
Rumsfeld.
Un monde
monopolisé par une seule
puissance est un monde
malsain : quelle que soit
l'intelligence de ses
solutions, le pouvoir
absolu pourrit et détruit
ce qui n'est pas lui. Un
monde où deux ou plusieurs
modèles de civilisation
négocient par le débat
pacifique est un monde où
l'espoir de tous les
peuples est à portée de
main. Arrêtons de remuer
les vieux schémas
nationalistes moribonds.
Arrêtons de transiger avec
la religion. Elle a sa
place : le temple,
l'église, la mosquée, la
synagogue. Elle n'a rien à
apprendre à la chose
publique qu'est la
politique. Travaillons,
pensons ensemble les moyens
de réaliser notre espoir
commun de rompre enfin les
cercles vicieux
concentriques du sectarisme
et de l'inégalité. Rendons
ce rêve opératoire.
Examinons les conditions de
sa réalisation dans une "France-en-voie-de-devenir-Etat-d'Europe".
Ou alors,
nous aurons les Etats-Unis
d'Amérique partout. Je vous
prie de croire un habitué
des deux pays, de la France
urbaine et de cette
Amérique que la plupart
d'entre vous voyez de loin,
même quand vous y vivez un
temps. J'ai longtemps vécu
bien autre chose que New
York et les privilèges de
l'universitaire
international. Je vous
assure que l'aliénation et
le désespoir des jeunes des
banlieues françaises
s'expriment dans le langage
tant verbal que gestuel de
leurs homologues
états-uniens. Prenez
n'importe quel train de
banlieue à la gare du Nord.
Vous craignez ce monde
étrange au sein de votre
pays. Mais le Noir d'East
Oakland ou la Cubana du
Barrio s'y reconnaîtraient
de suite. Quoi qu'il en
soit, l'"américanisation"
du monde va continuer bon
train. (...)
Ah ! Un
Américain qui se hait :
voilà le comble de
l'"antiaméricanisme".
Comprenez-moi bien : je
suis un Etats-Unien ; j'ai
énormément de réserves sur
la politique domestique et
étrangère des Etats-Unis ;
je n'aime pas beaucoup la
mentalité états-unienne.
Ce que j'ai
dit jusqu'ici concerne les
Etats-Unis dans le monde ou
les Etats-Unis et son
monde, si l'on veut. Mais
qu'en est-il de l'individu
qui y vit ou veut y vivre ?
Devenir "américain", dans
la vaste majorité des cas,
cela se passe comment ?
Que
certains musulmans -
français ou non -
convoitent la vie
états-unienne parce qu'ils
voient en France une école
publique qui tente de
réaffirmer le principe de
laïcité, je les comprends :
toutes les aberrations de
toutes les religions sont
tolérées aux Etats-Unis.
Ainsi tolère-t-on la
polygamie chez les mormons.
Ainsi ne dit-on rien du
tchador ou du hidjab porté
à l'école soi-disant
publique alors que la
signification profonde du
voile est la honte d'être
femme. Certaines écoles
publiques vont même jusqu'à
enseigner la biologie
version "créationniste".
C'est à se demander ce que
les autorités
états-uniennes avaient
finalement contre les
talibans.
Tous ces
immigrés du monde ravagé
par le colonialisme et ses
séquelles qui se tournent
contre la perspective d'une
grande Europe bigarrée et
équitable savent-ils quels
fonds de haine accompagne
la bonhomie œcuménique des
Etats-Uniens ? Savent-ils
combien d'autocollants de 4
× 4 hurlent "Kill'em all.
Let Allah sort it out"
(Tuez-les tous, Allah
reconnaîtra les siens) ?
Ont-ils vécu cette
humiliation du chauffeur de
taxi sikh obligé, comme
tous ceux qui ont l'air
vaguement arabe (sic),
d'arborer le drapeau
"américain", pendant que sa
fille est contrainte à
l'école "publique" de
saluer tous les matins le
même drapeau au nom du dieu
des chrétiens ?
Car être
"américain" - surtout si
l'on n'est pas blanc -
n'est jamais suffisant : il
faut être fier d'être
"américain". Et cela ne
suffit pas non plus : il
faut le dire haut, fort,
souvent. C'est un peu comme
l'affaire Lewinsky-Clinton.
Garder discrète une vie
privée qui ne cache aucun
délit ne peut être toléré.
Il faut tout révéler, et
dans le moindre détail. Il
a fallu que Clinton se
repente publiquement de son
ignominie et que Starr nous
livre toute la perversité
de son rapport.
Pornographie de la
confession obligatoire :
condition de devenir, être,
rester "américain". Prêter
serment, "Love it or leave
it !" (aime-le ou
quitte-le) - nous avons peu
évolué depuis le pilori.
Donc, si
vous voulez devenir
"américain", et à moins
d'avoir acquis dans votre
pays natal des privilèges
dont les Etats-Unis ont un
besoin immédiat, ne vous
faites pas d'illusions :
vous risquez de le payer
plus cher que vous ne
l'escomptiez.
• ARTICLE
PARU DANS L'EDITION DU
28.02.04
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