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24 juin 2004

 

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Mise à jour : 24 juin 2004

 

 


du 28 février 2004

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POINT DE VUE

Pourquoi je suis devenu français, par Robert Harvey * 

* Robert Harvey est directeur de programme au Collège international de philosophie et enseigne la littérature française et la littérature comparée à la State University of New York, à Stony Brook.

 

L'Europe est un tout nouveau pays, si nouveau qu'il n'a pas encore de Constitution.

Quand Farid Laroussi a brandi son "Pourquoi je suis devenu américain" (Le Monde du 10 décembre 2003), sans jamais vraiment expliquer pourquoi il était devenu américain, mais pour cracher sur le pays où il a obtenu les diplômes qui lui permirent de prendre un poste dans une grande université privée américaine, j'étais outré. Outré non pas par le crachat, après tout bien mérité dans ce pays où le racisme et l'exclusion sévissent encore à tous les niveaux, mais de cette preuve de plus de la myopie des intellectuels européens au regard des Etats-Unis.

D'accord avec Laroussi sur bien des points donc, je préfère livrer ici quelques réflexions sur ma décision récente de "devenir français". Au fond, je ne crois pas qu'un individu soit dès la naissance d'une nationalité déterminée. C'est un statut légal, bien sûr, mais c'est surtout un état d'esprit. Tout comme on naît plus ou moins au hasard, une nationalité comme une autre finit par adhérer à l'être que l'on devient.

Ainsi, grâce aux circonstances de ma naissance, je me suis d'abord accommodé à l'idée que j'étais "américain". Je suis resté "états-unien". Et, par solidarité avec les Haïtiens, les Uruguayens, les Indiens Utes et d'autres, je me sens toujours humblement "américain".

Quand il s'agit de couper court aux explications, je dis que je suis "américain". Depuis longtemps pourtant, chaque fois que je le peux, j'emploie l'adjectif "états-unien(ne)" pour préciser ma nationalité. Fanatique de géographie, j'ai toujours été perplexe devant l'outrecuidance de se réclamer "américain", alors que tous les pays du Nouveau Monde le sont.

Un premier séjour aux Etats-Unis du Mexique vers 1970 m'a révélé l'usage du terme estadounidense, répandu en Amérique latine. Pour moi, les "Etats-Unis d'Amérique" seraient une vaste fédération s'étendant de la Baie d'Hudson à la Terre de feu. C'est une chimère.

De même, j'abhorre cette fâcheuse tendance des intellectuels européens à penser métonymiquement à New York lorsqu'il leur arrive de généraliser positivement sur les Etats-Unis. N'avez-vous pas encore compris, chers nouveaux compatriotes, que Manhattan n'est même pas Bensonhurst (Brooklyn) ? Et que vivre au quotidien, tant en France qu'aux Etats-Unis - surtout quand on n'est pas diplômé -, n'est pas la même chose qu'une visite touristique ou un séjour sabbatique ? Et que le 5e arrondissement de Paris n'est pas la même chose que les HLM de Roubaix ?

Il n'empêche que l'isolationnisme, le protectionnisme, l'arrogance obèse, le réflexe théocratique irascible des Etats-Unis sont devenus ataviques. Dans ce pays qui est pourtant le mien le pouvoir fait ce qu'il veut. Aucune discussion ni compromis avec lui n'est possible. A mon sens, le modèle états-unien est à la fois inexorable et intolérable.

Soyons juste, précis, net et honnête. J'ai pris la nationalité française car, à l'heure actuelle, on ne peut se faire naturaliser européen autrement qu'en prenant l'une des nationalités des pays qui tentent plutôt maladroitement de construire des "Etats-Unis" d'Europe. Si, en l'adoptant, je n'ai pas renoncé à ma nationalité "américaine", c'est que je désire continuer à participer à la vie publique dans le pays où j'exerce encore principalement ma profession. J'ai la naïveté de penser que cela compte toujours pour quelque chose. Hypocrisie, diront d'aucuns. Je ne le crois pas. Mais je préfère déclarer que j'ai opté pour la double nationalité plutôt que d'être accusé de dissimulation.

Pourquoi est-ce que je mise maintenant sur la nationalité française ? Parce que j'estime que la notion de nationalité française (tout comme "portugaise" ou "irlandaise") a quelques chances d'évoluer vers un statut légal et multi-identitaire européen. Or, l'Europe, être européen, on est loin de savoir ce que c'est. En même temps, il y a urgence à penser ce devenir, à plusieurs niveaux : faut-il se satisfaire peu ou prou du modèle états-unien pour un semblant de démocratie ? Comment réinventer l'intégration et inclure tous les Européens dans l'entreprise d'un monde paisible ? Par quelles mesures renforcer l'égalitarisme ? Comment (ré)animer une vie civique et une transparence des instances politiques ?

Je suis parfaitement conscient du fait que mon statut de professeur d'université me place parmi une élite qui travaille, pense, respire, vit dans une bulle socio-économique restreinte, isolée, exceptionnelle. Je sais bien que cette position peut fortement contribuer à fausser toute analyse que je pourrais tenter. De plus, par mes "origines ethniques" - européennes, chrétiennes -, les sociétés auxquelles j'appartiens m'octroient d'autres privilèges...

Toutefois, ces questions ne relèvent pas simplement d'une discussion somme toute assez insignifiante entre universitaires, nous qui, grâce à notre statut professionnel, sommes des privilégiés : il y va de la direction que va prendre l'idée de "nation" dans le monde et de l'interaction entre "nations". Ou de la question des modèles empruntés pour continuer à en faire "naître". L'Irak, par exemple, est-il voué à être états-unien ? Sera-t-il islamique (ou islamiste) ? Restera-t-il "entier", tel que la décolonisation l'a laissé et que Saddam l'a forcé à rester ? (...)

Donald Rumsfeld ne croyait pas si mal dire lorsqu'il s'est référé à la "vieille Europe". Si bizarre que cela puisse paraître, l'Europe est un tout nouveau pays, si nouveau qu'il n'a pas encore de Constitution. Toutes les possibilités sont donc ouvertes pour imaginer des lois et des structures capables d'éviter les dérapages - jusqu'aux génocides - du passé de cette vieille Europe qui était éclatée en nations et ethnies. Mais, si nous ne faisons rien, nous donnerons raison à M. Rumsfeld.

Un monde monopolisé par une seule puissance est un monde malsain : quelle que soit l'intelligence de ses solutions, le pouvoir absolu pourrit et détruit ce qui n'est pas lui. Un monde où deux ou plusieurs modèles de civilisation négocient par le débat pacifique est un monde où l'espoir de tous les peuples est à portée de main. Arrêtons de remuer les vieux schémas nationalistes moribonds. Arrêtons de transiger avec la religion. Elle a sa place : le temple, l'église, la mosquée, la synagogue. Elle n'a rien à apprendre à la chose publique qu'est la politique. Travaillons, pensons ensemble les moyens de réaliser notre espoir commun de rompre enfin les cercles vicieux concentriques du sectarisme et de l'inégalité. Rendons ce rêve opératoire. Examinons les conditions de sa réalisation dans une "France-en-voie-de-devenir-Etat-d'Europe".

Ou alors, nous aurons les Etats-Unis d'Amérique partout. Je vous prie de croire un habitué des deux pays, de la France urbaine et de cette Amérique que la plupart d'entre vous voyez de loin, même quand vous y vivez un temps. J'ai longtemps vécu bien autre chose que New York et les privilèges de l'universitaire international. Je vous assure que l'aliénation et le désespoir des jeunes des banlieues françaises s'expriment dans le langage tant verbal que gestuel de leurs homologues états-uniens. Prenez n'importe quel train de banlieue à la gare du Nord. Vous craignez ce monde étrange au sein de votre pays. Mais le Noir d'East Oakland ou la Cubana du Barrio s'y reconnaîtraient de suite. Quoi qu'il en soit, l'"américanisation" du monde va continuer bon train. (...)

Ah ! Un Américain qui se hait : voilà le comble de l'"antiaméricanisme". Comprenez-moi bien : je suis un Etats-Unien ; j'ai énormément de réserves sur la politique domestique et étrangère des Etats-Unis ; je n'aime pas beaucoup la mentalité états-unienne.

 

Ce que j'ai dit jusqu'ici concerne les Etats-Unis dans le monde ou les Etats-Unis et son monde, si l'on veut. Mais qu'en est-il de l'individu qui y vit ou veut y vivre ? Devenir "américain", dans la vaste majorité des cas, cela se passe comment ?

Que certains musulmans - français ou non - convoitent la vie états-unienne parce qu'ils voient en France une école publique qui tente de réaffirmer le principe de laïcité, je les comprends : toutes les aberrations de toutes les religions sont tolérées aux Etats-Unis. Ainsi tolère-t-on la polygamie chez les mormons. Ainsi ne dit-on rien du tchador ou du hidjab porté à l'école soi-disant publique alors que la signification profonde du voile est la honte d'être femme. Certaines écoles publiques vont même jusqu'à enseigner la biologie version "créationniste". C'est à se demander ce que les autorités états-uniennes avaient finalement contre les talibans.

Tous ces immigrés du monde ravagé par le colonialisme et ses séquelles qui se tournent contre la perspective d'une grande Europe bigarrée et équitable savent-ils quels fonds de haine accompagne la bonhomie œcuménique des Etats-Uniens ? Savent-ils combien d'autocollants de 4 × 4 hurlent "Kill'em all. Let Allah sort it out" (Tuez-les tous, Allah reconnaîtra les siens) ? Ont-ils vécu cette humiliation du chauffeur de taxi sikh obligé, comme tous ceux qui ont l'air vaguement arabe (sic), d'arborer le drapeau "américain", pendant que sa fille est contrainte à l'école "publique" de saluer tous les matins le même drapeau au nom du dieu des chrétiens ?

Car être "américain" - surtout si l'on n'est pas blanc - n'est jamais suffisant : il faut être fier d'être "américain". Et cela ne suffit pas non plus : il faut le dire haut, fort, souvent. C'est un peu comme l'affaire Lewinsky-Clinton. Garder discrète une vie privée qui ne cache aucun délit ne peut être toléré. Il faut tout révéler, et dans le moindre détail. Il a fallu que Clinton se repente publiquement de son ignominie et que Starr nous livre toute la perversité de son rapport. Pornographie de la confession obligatoire : condition de devenir, être, rester "américain". Prêter serment, "Love it or leave it !" (aime-le ou quitte-le) - nous avons peu évolué depuis le pilori.

Donc, si vous voulez devenir "américain", et à moins d'avoir acquis dans votre pays natal des privilèges dont les Etats-Unis ont un besoin immédiat, ne vous faites pas d'illusions : vous risquez de le payer plus cher que vous ne l'escomptiez.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.02.04   

 

 

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